Le gardien du Grand Chelem
par Michel Bénézy
Il fallait bien tout le bon sens ou l'entêtement d'un troisième ligne Irlandais pour aller planter sa maison dans le premier stade de rugby du pays, à peine 20 mètres derrière la ligne d'essai. A moins que ce ne fut l'inverse et que l'on ait construit le stade autour de sa demeure. Peu importe d'ailleurs l'ordre des facteurs et les péripéties qui ont du emailler la naissance de ce malicieux concubinage architectural qu'aucun urbaniste breveté n'aurait osé inventé.
Nichée à l'aplomb de la tribune West du stade de Lansdowne Road à Dublin, il existe tout au bord du terrain une délicieuse maisonnette à colombages que l'on imaginerait plus volontiers dans la banlieue gazonnée des environs. En temps ordinaire, c'est le club-house de l'équipe locale. Un bar décoré de publicités "Guiness is good for you", deux ou trois salons douillets pour boire et parler à son aise, ainsi qu'un ensemble de pissotières, vastes et confortables, comme il est d'usage et de necessité sous protectorat anglo-saxon.
Depuis deux bonnes heures, l'équipe de France de rugby a battu celle d'Irlande, faisant du même coup le Grand Chelem, appellation non contrôlée d'une quadruple victoire sur les équipes britanniques du tournoi.Lansdowne Road s'est lentement vidé dans le soir ouaté de ce début de printemps, et nous sommes encore là, sur le pas de la porte de la maison de l'Irlandais inconnu et génial, complices de toujours ou de hasard rassemblés dans ce coin de pelouse comme pour une ultime mêlée, une avant-dernière bière, incapables de donner le coup de sifflet final à cet instant d'éternité arraché au temps par la magie d'un jeu loufoque et grandiose. De l'herbe déchirée par les crampons monte comme une odeur fraîche et entêtante. Là-bas, dans la brume, un fantôme de dix-sept ans viens de réussir une passe croisée...Allons.
Une loupiote blafarde éclaire le souterrain grisâtre qui mène à la sortie, de l'autre côté des tribunes. De dos, Lansdowne Road ressemble à ce qu'il est : un échafaudage bizarre de ciment et de tôles, posé autour d'un pré, avec une maison de poupée dans un angle.
Il a la couleur de tous les pubs de Dublin, tout son temps, et les matchs de l'équipe d'Irlande, il peut tous vous les raconter. Posté derrière les tribunes, il les a seulement entendu, mais rien qu'à la rumeur du public, il savait que Tom Kiernan venait de taper en chandelle haut dans le ciel, que le demi d'ouverture visiteur se tordait les côtes sous un placage dévastateur de Fergus Slattery, ou encore que Mike Gibson était en train de percer plein centre pour l'essai de la victoire. Il a débordé avec Tony O'Reilly, juré avec au moins trois générations de Fitzgerald et il nous attend.
Derrière nous, il referme doucement la petite porte de planches mal jointes, creusée dans la rangée de parpaings qui ceinture la moitié du stade.
Un soir de Grand Chelem, j'ai cru entendre le gardien du stade de Lansdowne Road dire : "bonsoir Gilbert, bonsoir Michel, à la prochaine", mais j'ai peut-être rêvé. Good bye my friend John.
Michel Benezy's digest : Né en mai 1944, Michel Bénézy a commencé le rugby à Mantes-la-Jolie au lycée. Il a ensuite rejoint les bancs de HEC (Promo 67 alias la Promo Paquerette) puis a fini par jouer avec les folklos du Paris Université Club (PUC) de 28 à 40 ans. Cette nouvelle est extraite d'un recueil paru il y a quelques années. La distribution ayant été réservée aux amis au début, je profite de ce blog pour vous faire partager ces 2 minutes de bonheur pour les initiés comme les profanes du monde ovale. Si vous souhaitez contacter l'auteur, envoyez moi un e-mail.
Mr le Directeur,
Lecteur assidu de la première heure, je tiens à vous féliciter pour la publication des deux nouvelles de M. BENEZY ! Vous avez fait la démonstration que le sport en général, et le rugby en particulier, ne signifie pas
"tout-dans-les-jambes-et-rien-dans la tête "
Continuer à nous surprendre agréablement et récidivez !
Francis des Hauts de Seine
Rédigé par : Moritz | 12/03/2006 à 22:28