La 81ème et la 82ème minute

La 81ème et la 82ème minute

Auteur : Michel Bénézy

«Elle est du même Comté que Mustkeen qui jouait deuxième ligne pour l'Irlande l'année dernière». Elle a les yeux bleus et coquins, il a une pinte de Guiness à la main. On ne saura jamais s'il l'a épousée en raison de sa noble origine mais il tient obstinément à ce qu'elle chante. Pour nous, pour Mustkeen, ou parce qu'il en a envie ? Faites votre choix et lisez la bonne réponse dans le marc d'un Irish Coffee.

Cet après-midi, les rugbymen français ont défié ceux de l'Irlande sur leurs terres de Lansdowne Road. Et déjà la partie n'est plus qu'une péripétie mille fois racontée, mille fois interprétée. Un simple chapitre de plus dans le Grand Livre du Rugby dont personne n'est vraiment capable de tenir à jour la table des matières, tant joueurs, années, arbitres, ballons déposés dans l'en-but sans compter ceux qui ont obstinément refusé de passer entre les poteaux, se mélangent en un somptueux roman de placages et de passes croisées.

Maintenant le hall du Shelboume Hôtel tangue, envahi par une cohue bruyante et fraternelle, oasis de bonheur et d'oubli dans la nuit de Dublin. Ballottés, voguant au rythme de dialogues abandonnés à peine entamés, de copains croisés, retrouvés, égarés ; frôlés du regard par les Irlandaises en goguette, nous avons trouvé notre Homme Tranquille et notre Maureen O'Hara. Et elle est du même Comté que Mustkeen. Et tout à l'heure, nous, nous étions du même village que Sella qui jouait pour la France au centre de la ligne de trois-quarts.

La foule avait largement quitté le stade. Nous restions quelques-uns, journalistes, amis et badauds, à traîner au pied des grandes tribunes, à respirer la douceur du moment comme pour prolonger notre plaisir devant un imaginaire magnétoscope, à attendre nos joueurs comme on va attendre ses copains à la sortie de la salle d'examen pour savoir si ça c'est bien passé. Doucement, ils sortirent des vestiaires, peut-être enfin apaisés dans leur âme et dans leur corps. Remplaçants discrets et frustrés d'avoir pris une douche sans raison valable, ceux dont on cherche en vain le nom, ceux que l'on a envie d'embrasser pour deux ou trois gestes inoubliables. Codorniou, minuscule et précis, refait les combinaisons pour le journaliste de service, Joinel qui ne sait pas pourquoi les Irlandais se faisaient mal en tombant, Lescarboura sérieux et mécanique, Gallion encense les avants, Garuet malin feinte la question et tape en touche. Banalités bien rodées que nous buvons comme autant de confidences. Et Sella en retard se trompe de côté au moment de monter dans le car. Foutue conduite à gauche.

«Quand tu auras 60 sélections, ça t'arrivera plus». Sourire complice de gosse heureux en direction de l'ami inconnu qui l'interpelle.

La nuit tombe sur Lansdowne Road, un train passe sous la tribune West. Un fleuve de bière irrigue Dublin. La fête continue. Ne me demandez pas de quelle couleur était le ciel. Il était beau comme deux minutes de rugby.

Michel Benezy's digest : Né en mai 1944, Michel Bénézy a commencé le rugby à Mantes-la-Jolie au lycée. Il a ensuite rejoint les bancs de HEC (Promo 67 alias la Promo Paquerette) puis a fini par jouer avec les folklos du Paris Université Club (PUC) de 28 à 40 ans. Cette nouvelle est extraite d'un recueil paru il y a quelques années. La distribution ayant été réservée aux amis au début, je profite de ce blog pour vous faire partager ces 2 minutes de bonheur pour les initiés comme les profanes du monde ovale. Si vous souahitez contacter l'auteur, envoyez moi un e-mail.